La méridienne

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Le Petit Français Illustré du 27 avril 1901

Les petits côtés des grandes inventions.

Une mission accidentée

Vous savez que l’Assemblée Constituante, voulant redonner la vie au commerce et favoriser l’industrie en facilitant les échanges, résolut de mettre de l’ordre dans le chaos des anciennes mesures. Celles-ci, en effet, variaient considérablement quand on passait non seulement d’une province à l’autre, mais même d’une commune à la commune voisine. C’est le 18 mai 1790 que le principe de cette grande réforme fut adopté, et comme il fallait une base au système des mesures nouvelles, c’est l’Académie des sciences qui fut chargée de la trouver. Il fut convenu que cette base serait la quarante millionième partie du méridien. Il était donc absolument nécessaire de connaître très exactement la longueur de ce méridien pour en déduire la longueur de la nouvelle unité de mesure, le mètre.

Delambre et Méchain reçurent la mission de mesurer l’arc du méridien compris entre Dunkerque et Barcelone. Il leur fallut 6 ans, de 1792 à 1798, pour mener à bien cette délicate opération qui, d’ailleurs, fut interrompue avant son complet achèvement, par la mort de Méchain. En 1806, Arago et Biot, avec le concours des commissaires espagnols, Chaix et Rodrigez, continuèrent l’œuvre entreprise et la poussèrent jusqu’à l’île de Formentera, l’une des Baléares. Une fois ce résultat obtenu, Biot revint en France ; mais Arago, ayant été chargé de comprendre l’île de Majorque dans les calculs, resta.

Il se trouvait donc à Majorque au moment des troubles qui éclatèrent dans toute l’Espagne et qui étaient dirigés contre le prince de la paix. Seulement, Murat ayant réprimé ces troubles avec une brutalité impitoyable, le mouvement insurrectionnel changea d’objet et fut tout entier dirigé contre les Français.

Or, Pour achever ses mesures, Arago était obligé d’allumer, la nuit, au sommet de la plus haute montagne de l’île, le Clop de Galazo, des feux qui lui permettaient de viser ce sommet avec les lunettes de ses instruments. Les Majorquins s’imaginèrent que ces feux n’étaient autres que des signaux destinés à guider une escadre française dont l’objectif devait être, dans leur pensée, la conquête de Majorque et de tout l’archipel. Les plus exaltés résolurent en conséquence d’interrompre ces soi-disant communications télégraphiques, en supprimant le jeune savant. Le procédé était radical.

 

Heureusement pour lui, Arago fut prévenu de ce qui se tramait contre sa vie, par le pilote Majorquin, Damian, il se hâta de redescendre de la montagne pour regagner son vaisseau. En route, il croisa une bande de forcenés qui lui demandèrent s’il avait vu l’ « espion maudit ». Arago qui parlait le dialecte majorquin sans le moindre accent, ne perdit pas la tête et, avec un beau sang froid, conseilla aux assassins de se dépêcher de gravir le Clop, « parce que, leur dit-il, l’astronome avait été prévenu et se disposait à regagner le port par des chemins détournés ». La foule se précipita en poussant des cris de mort vers le sommet de la montagne, tandis qu’Arago, toujours accompagné de son fidèle Damian, traversait sans encombre la population de Palma, surexcitée et soulevée, et regagnait son bord.

Mais là, une première déconvenue l’attendait : le commandant, Don Manoël de Vacara, commença par refuser de se rendre à Barcelone comme lui enjoignait Arago. Il ajouta même que la présence d’Arago à bord constituait un danger pour lui et, par dérision, il offrit au savant, comme unique cachette, en cas d’une invasion toujours possible du peuple, une caisse dans laquelle, toute vérification faite, Arago ne pouvait entrer qu’en laissant les jambes dehors. Arago qui n’était pas bête , compris ce que lui ménageait tant de mauvaise volonté, et accepta la proposition qui lui fut faite d’être conduit à la prison de Belver où du moins, sa vie serait en sûreté.

C’est au prix des plus grand dangers, et grâce à l’aide de deux matelots et du toujours dévoué Damian, qu’Arago, haletant,ruisselant de sueur, après s’être frayé un passage au milieu d’une populace déchaînée et furieuse, blessé à la cuisse d’un coup de stylet, arriva à la porte de la prison où il pénétra enfin, aussi joyeux d’y être entré que d’autres sont joyeux d’en sortir.

Le commandant de la prison eut la bonne inspiration de ne garder, pour le service intérieur, qu’une garnison suisse. Ce fut fort heureux pour Arago et pour un officier français, M. Berthmy, prisonnier dans les mêmes conditions que lui ; une garnison espagnole n’aurait pas, en effet, manqué de les suicider, selon les règles.

Un jour, Arago reçut d’une main inconnue, une gazette espagnole dans laquelle se trouvait une relation détaillée de son supplice sur la grande place de Palma. Comme il avait été déjà l’objet de plusieurs tentatives d’empoisonnement, il comprit que s’il ne trouvait pas le moyen de s’évader, ce qui n’était encore qu’un rêve de journaliste pourrait bien devenir une réalité.

Le commissaire Rodrigez s’entendit alors avec le commandant de la prison qui, heureux d’être débarrassé de prisonniers gênants et même dangereux, étant donné l’état de surexcitation du peuple Majorquin, s’engagea à fermer les yeux. Puis Rodrigez acheta une vieille chaloupe dans laquelle il mit du pain et des oranges. Damian et trois marins se chargèrent de conduire l’esquif et, le 27 juillet au soir, Arago, Berthmy et un corsaire, Barbasto, prisonnier comme eux, prenaient le large.

Trois jours après, non sans avoir failli être capturée par une croisière anglaise, la barque abordait à Alger, bien malgré son équipage qui aurait préféré Marseille, mais à la mer, surtout en temps de guerre, on ne fait pas toujours ce qu’on désire. Nos évadés faillirent ne pas pouvoir débarquer et, de surcroît, être assommés par deux constructeurs de bateaux, Génois tous les deux, dont l’un s’opposait à leur débarquement tandis que l’autre leur ordonnait de l’effectuer.

Les deux Génois en vinrent aux coups et s’administrèrent à coups d’avirons une volée réciproque et soignée. Le partisan du débarquement ayant eu le dessus, Arago et ses compagnons prirent pied sur le rivage d’Afrique non sans avoir reçu quelques horions qui ne leur étaient pas directement destinés.

Le 8 Août, grâce à l’intervention du consul de France, Dubois-Thinville, Arago prenait passage, avec le passe-port d’un négociant hongrois, sur un bateau algérien, monté par un équipage grec. Singulière salade de nationalités!

Le voyage s’annonçait bien quand, en vue de Marseille, le bâtiment fut canonné et pris par un corsaire espagnol ; on conduisit les prisonniers à Rosas. Seul de l’équipage Arago parlait l’espagnol. Il protesta contre l’acte arbitraire et contraire au droit des gens dont un navire d’une nation amie venait d’être victime. Malheureusement Arago parlait si bien l’espagnol, que les autorités du pays ne voulurent jamais croire qu’il n’était pas un transfuge espagnol passé en Alger pour pouvoir, de là, revenir en France avec toute sa fortune : c’était la confiscation de tout ce qu’Arago possédait, si sa qualité d’Espagnol était définitivement reconnue. Aussi offrit-il de prouver qu’il parlait tout aussi bien le hongrois, l’esclavon et le valaque, sans préjudice des nombreux idiomes de l’Espagne. Il déclara même qu’il savait le français. On fit venir, pour l’examiner, un ancien officier français, émigré, qui déclara que le prétendu Espagnol devait, en effet, être né en France. Mais les autorités, qui auraient bien voulu confisquer les bagages d’Arago et son argent, ne furent pas convaincues. On le parqua avec l’équipage du vaisseau algérien dans un moulin à vent où on lui fit faire une quarantaine sérieuse et même mouvementée, car, un jour, ils servirent de cible à un bateau anglais qui, du large, faisait des essais de tir. La quarantaine finie, on les jeta dans une casemate d’un fort de Rosas où ils servirent à nourrir un tas de vermine qui, probablement depuis longtemps, ne s’étaient trouvées à pareille fête. Puis l’autorité militaire ayant eu besoin de la casemate, on les transféra sur un ponton, à Palamos.

Heureusement le bâtiment algérien portait deux lions envoyés en cadeau à Napoléon par le Dey d’Alger. L’un de ces lions mourut de maladie, peut-être un peu de faim. Arago réussit à le faire savoir au Dey, en lui déclarant que son lion avait été méchamment tué par les espagnols. Le Dey entra dans une fureur épouvantable. Tuer un de se sujet, cela ne l’aurait certes pas beaucoup ému, mais un de ses lions ! Il demanda à l’Espagne une indemnité de 80000 francs et la menaça de la guerre si son bâtiment et son équipage n’étaient pas immédiatement relâchés.

L’Espagne, qui avait déjà assez d’affaires sur les bras, céda à la mise en demeure du Dey et les voilà de nouveau en route pour Marseille. On était déjà en vue de la Canebière et l’on pouvait distinguer les riantes bastides d’Endoume et des Catalans, quand un violent et subit coup de mistral s’éleva. Le bateau fut obligé de virer de bord et de fuir devant l’ouragan. Cinq jours après, on abordait …à Bougie, après avoir failli se briser sur les côtes de Sardaigne.

La tempête finie, le vaisseau était  en si mauvais état qu’il ne pouvait pas reprendre la mer. D’autre part, aucune barque  n’était disponible avant 6 mois. Arago ne voulut pas attendre aussi longtemps : déguisé en Arabe, guidé par un marabout, sorte de prêtre musulman, il partit pour Alger, à pied. Le voyage dura 8 jours et fut fertile en incidents variés. Enfin,  on aperçu les maisons blanches de la Casbah et Arago avait le droit de se croire   au terme de ses vicissitudes. Malheureusement, Alger était en pleine révolution. Deux Deys avaient déjà disparu dans la tourmente, parmi eux Ahmed, l’ami d’Arago. Le nouveau Dey ayant besoin d’argent avait exigé de la France le  payement d’une prétendue dette. Ces prétentions ayant été repoussées avec énergie, le Dey donna l’ordre d’inscrire tous les Français résidant à Alger sur le rôle des esclaves et voilà Arago menacé chaque jour d’être conduit au bagne et employé au travaux du port, sous le fouet des gardes-chiourme. Heureusement il fut réclamé par le consul de Suède et, au mois de juillet 1809, après 3 années d’étranges aventures, Arago s’embarquait à Alger et arrivait cette fois sans encombre, à Marseille. Quand je vous disais en débutant qu’on trouve souvent, dans la réalité, des événements d’un intérêt tout aussi palpitant que dans le roman!

Cette histoire ne vous montre-t-elle pas aussi qu’au lieu de s’entre-déchirer comme des bêtes fauves et de se traquer comme des sauvages, les hommes feraient bien mieux de songer à vivre fraternellement ?  G.C.

Ce récit du périple de François Arago pour la méridienne a été raconté par lui-même dans une » histoire de ma jeunesse ».