Une seigneurie un château fin 15ème

Selon l’article « Estagell » de Joan Becat dans la Grande encyclopédie régionale de Catalogne (I),c’est l’abbaye de Lagrasse qui conserva la seigneurie d’Estagel de la fin du premier millénaire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime avec, depuis le XIII’ siècle, son chambrier comme titulaire des droits, et « sous réserve de quelques vicissitudes dues aux conflits franco-espagnols et franco-aragonais » (2). En fait, les rois catalano-aragonais et de Majorque avaient conservé une partie des droits régaliens, en vertu d’une convention de pariage intervenue le 22 avril 1317 entre le roi de Majorque Sanche (1311-1324) et le chambrier de Lagrasse, convention par laquelle le roi se réservait seulement la leude et la moitié de la justice criminelle. Plus tard, ces droits limités de coseigneurie furent inclus dans le Vicomté de Perellos, créé par Jean Ier, roi de Majorque et d’Aragon, en 1391, en faveur de son chambrier Raimond de Perellos, Vicomte de Roda et de ses descendants. Mais l’article précité ne dit rien du prédécesseur à Estagel de Raimond de Perellos, Bernard le Compasseur qui, comme nous l’ont révélé les archives d’une famille à lui apparentée (3), paraît bien y avoir détenu tous les droits seigneuriaux et les avoir transmis à son successeur.

Ce Bernard le Compasseur, seigneur d’Estagel de 1381 à 1390, ap­partenait à une famille noble connue à Elne dès la fin du XII’ siècle et qui, après s’être réfugiée en France après la destruc­tion d’Elne en 1285, lors du conflit entre Pierre III d’Aragon et Philippe III le Hardi, réussit à récupérer au XIVème siècle du Roi d’Aragon les biens qui lui avaient été confisqués pour s’être rallié à Charles de Valois, second fils de Philippe le Hardi et investi temporairement par le pape Martin IV des Etats d’Aragon. C’est certainement dans le cadre de ce rapprochement de la branche aînée des Le Compasseur avec la monarchie aragonai­se que Bernard le Compasseur acquit, en vertu d’une charte de Pierre IV roi d’Aragon datée de Saragosse le 29 juillet 1381, Es­tagel et son château . Il ne garda Estagel que 9 ans, puisque, dès 1390, il céda sa terre pour la somme de 8000 sous, monnaie de Barcelone, à Raimond de Perellos, avant de se fixer en Champagne et de s’allier aux de Courtivron.

Mais ce qui importe pour nous c’est à supposer que, dans le document original dont nous n’avons que la traduction, castellum (Château) plutôt que castrum (village fortifié), soit le mot employé, – non seulement l’existence d’un château à Estagel, mais encore et surtout l’affirmation selon laquelle avant de les céder, Bernard le Compasseur tenait le château et le territoire d’Estagel « en franc-alleu, avec les dépendances, limites, hommes, fem­mes, coutumes et juridiction, haute, moyenne et basse »(4). Les affir­mations précitées, qui montrent qu’Estagel était un parfait alleu seigneurial, sont difficilement compatibles, avec la réserve royale de la leude et de la moitié de la juridiction criminelle, dans la convention de pariage précitée de 1317, mais non avec leur inclusion dans le vicomté de Perellos en 1391.
Au surplus, les droits de Bernard le Compasseur étaient si assurés que, lorsque son successeur Raimond de Perellos fut troublé dans sa jouissance de la haute justice et des autres franchises de la terre et du château d’Estagel par des officiers royaux, il fut confirmé dans ses droits par le roi Jean I d’Aragon, dans des lettres datées de Saragosse le 8 juillet 1391, lettres dans lesquelles la vente précitée du 29 juillet 1381 par le père du roi, Pierre IV d’Aragon, à Bernard le Compasseur était rappelée.

Il est donc incontestable qu’à la fin du XIV° siècle Estagel était un alleu indépendant, ce qui ne remettait nullement en question la souveraineté des rois d’Aragon, puisqu’il est précisé dans les lettres précitées de 1391, que la confirmation des droits troublés par les officiers royaux était accordée en vertu des services rendus par Raimond de Perellos au roi Jean I d’Ara­gon. Et il est plus que probable que le roi d’Aragon avait renoncé à tous ses droits (*1) seigneuriaux pour s’assurer la loyauté de Bernard le Compasseur et de son successeur. Les documents précités ne parlent plus des droits de l’abbaye de Lagrasse, qui ont dû dispa­raître temporairement, avant que la coseigneurie entre Lagrasse et les droits concédés par la monarchie aragonaise soient rétablie. Nous savons même que, lorsque les seigneuries du vicomté de Perellos furent mises en vente, les droits seigneuriaux concernant Estagel existant en dehors de ceux de l’abbaye de Lagrasse furent acquis en 1595 par un certain Alexis Albert, et que, depuis la fin du XVII° siècle, c’est le marquis de Blanès qui les détenait, cela jusqu’à la fin de l’Ancien Régime(5)

On sait que l’administration communale d’Estagel coexistait avec la coseigneurie et qu’elle était confiée à trois consuls. Mais ses ressources propres étaient maigres. Il ne lui restait que les droits de boucherie, boulangerie, gabelle, de l’hôtel et du cabaret. Pour sa part, la fabrique des églises Saint-Etienne et Saint-Vincent ne percevaient que des droits minimes, (6) et on comprend alors parfaitement les réclamations du Tiers Etat concer­nant les droits féodaux et les abus de l’Abbaye de Lagrasse dans le Cahier de Doléances d’Estagel en 1789 (7),

Une remarque finale : si le souvenir de l’éphémère passage de la famille le Compasseur à Estagel s’est bien effacé, quelque chose de sa devise y a peut-être persisté. Ne retrouve-t-on pas l’esprit de cette dernière, « Cuncta amussim » (« Toutes choses au cordeau ») dans celle, exprimée par un célèbre rébus, de François Arago, « Arago chérit la droiture par dessus tout » ?

Jean-Philippe Guinle

  • 1. Gran geografia comarcal de Catalunya,Rosello,Fenolleda,Barcelone, 1985.
  • 2. Art.cit.in op.cit. p.419.
  • 3. Il s’agit de la famille Le Compasseur de Courtivron dont les armes sont ici reproduites.
  • 4. Cf.Généalogie de la maison Le Compasseur de Courtivron,chez Amaury Bonnard 2001,p,4.
  • *1. Au-delà de la réserve de pariage
  • 5. Art.cit.p.419.
  • 6. Ibid.p.419>
  • 7. Cf.les articles 15 et 16 dans le cahier de doléances du tiers Etat d’Estagel in Cahiers de doléances de la Province de Rousillon (1789) publiés par E.Frénay,Perpignan,I789.

Le compasseur de courtivron

Seigneurs DE TARSUL , DU COMPASSEUR DE CRÙQUY­MONTFORT, DE VITREY, D’ALCHEU, DE HEULLEY, DE JANCIGNY, DE LA MOTTE-LE-DÉSERT, D’AHUY, DE BEVY, DE TARD, DE BELLENEUVE, DE RUFFEY, DE LA CHAUME, DE BÈRE, DE LA CHATELLENIE DE SAULX-LE-DUC, D’AVOT, DE POISEUL, DE LUSSEROIS, DE MENESSAIRE; barons DE VANTOUX, seigneurs-barons DE BUSSY-LA-PESLE , DE DRÉE , DE SAVERANGES, marquis DE COURTIVRON, en Bourgogne.

ARMES : Coupé, au 1er- parti d’azur, à trois compas ouverts d’or, et d’or, au créquier de gueulés; au IIème d’azur, à trois bandes d’or (i). Couronne de marquis. Supports : deux lions. Cimier : un lion issant d’or, lampassé de gueules. Devise : CUNCTA AD AMUSSIM.
La famille LE COMPASSEUR, originaire de la ville d’Elne en Roussillon, figurait dès la fin du 12, siècle.

(i) Ces armoiries ainsi sculptées sur d’anciens monuments fondés par cette famille, sont gravés dans l’Histoire du Parle­ment de Bourgogne, par Palliot; Dijon, 1649, t. I, P. 290.